7

La reine Ankhsenamon l’attendait. Elle l’accueillit dans un vestibule de pierre étroit, enclavé entre des colonnes peintes dont la masse réduisait les simples mortels à la taille de nains. Elle portait une robe plissée bleu foncé, un diadème et un collier d’or. On eût dit qu’elle s’était parée avec une si austère solennité pour mieux affronter le choc auquel elle savait déjà devoir se préparer.

Elle s’approcha de lui, les mains jointes contre sa poitrine, ouvrant très grand ses yeux brillants. Il saisit ses pensées et elle n’eut pas besoin de le questionner. Il sentait de son côté que les mots étaient superflus ; il parla pourtant, brièvement, brusquement. Sans broder ni rien omettre. On n’en était plus là.

Quand il lui eut tout dit, elle resta longtemps immobile. Une profonde désolation s’était peinte sur son visage – plus profonde, pensa Huy, que ne le justifiaient les nouvelles qu’il avait apportées. C’était comme si le monde l’avait abandonnée.

« Il y a une autre nouvelle, dit-elle enfin, d’une voix semblable au désert.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Le prince Zananza est mort. Sa suite et mes courriers ont été pris en embuscade par les pirates du désert, volés et tués. Il n’avait qu’une garde peu nombreuse. »

Ce fut au tour de Huy de garder le silence.

« Comment l’as-tu appris ? dit-il enfin.

— Son père m’a fait parvenir la nouvelle. C’est d’une grande tristesse.

— La guerre aura-t-elle lieu ?

— Non. Mais pour cette seule raison que le roi Souppilouliouma n’est pas prêt. Il soupçonne que la présence des pirates n’était pas le fait du hasard. Toutefois, il ne m’en rend pas responsable.

— Comment le pourrait-il !

— Certes. Je n’avais à l’esprit que la paix et la sécurité de mon enfant. Une alliance avec les Hittites aurait été le salut de la Terre Noire. »

Ils étaient face à face dans la salle de pierre sinistre et froide, envahie par des ténèbres que les nombreuses lampes à huile ne pouvaient dissiper. Elle porta les mains à son ventre, comme pour le protéger. L’expression lointaine de ses yeux devint dure et son visage parut plus vieux.

« Et maintenant ? demanda-t-elle d’une voix blanche.

— Tu dois partir.

— Quand ?

— Le plus tôt possible.

— Mais les funérailles ?

— Elles n’auront pas lieu avant au moins deux mois.

— Je ne partirai pas avant les funérailles !

— Il le faut.

— Ils ont tué le roi, comprends-tu ? Ils l’ont tué ! Je ne leur permettrai pas d’effacer son nom et de tuer son ka.

— Ils ne le feront pas. »

Huy voulut lui expliquer que si une chose était certaine, c’était que Toutankhamon serait enseveli dans les formes. Que sa mort eût été autre qu’accidentelle, deux ou trois personnes seraient les seules à le savoir et emporteraient le secret dans la tombe. Mais il vit dans les yeux flamboyants qu’il serait vain de lui présenter à cet instant des arguments rationnels.

« Le roi ne risque rien, assura-t-il. Personne ne peut nuire à son ka. Il est allé rejoindre les dieux. Mais toi, tu es encore là. Et tu portes en toi la succession.

— Dis-tu que je devrais fuir ces gens ? Je suis la reine ! J’ordonnerai leur mort ! »

La voyant s’emporter, il s’alarma de ce revirement. Aussi doucement qu’il le put, conscient qu’on les écoutait peut-être dans l’ombre, il essaya de lui faire voir la réalité de sa situation. Elle était prisonnière, personne ne lui obéirait hormis ses serviteurs attitrés. Elle était bien trop jeune pour admettre les faits qu’il lui exposait, mais lorsqu’il eut fini, elle avait un peu mûri.

Elle gardait l’air morose, comme s’il lui répugnait d’abandonner ses idées de vengeance. Huy espérait la convaincre d’y renoncer au moins provisoirement. Il savait qu’elle ne serait jamais en position de venger son époux ; mais pour quelle raison lui enlever cette illusion, si cela aidait à garantir sa sécurité ? Dans un avenir lointain, son enfant réclamerait peut-être son dû. Après tout, n’avait-il pas fallu deux décennies à Menkhéperrê Thoutmosis, Plus Grand des Pharaons, pour s’asseoir sur le Trône d’Or sans encombre ?

La reine se rangea enfin à ses arguments et, galvanisée par le plus fallacieux des élixirs, l’espoir, elle accepta de faire passer la sécurité de son enfant avant sa précieuse dignité. Huy la laissa seule, minuscule mortelle entourée par d’impossibles et superficielles images de grandeur. Il priait simplement les dieux de la garder en sécurité le temps d’organiser sa fuite ; néanmoins il ne pensait pas que Horemheb ou Ay s’attaqueraient à elle si tôt après la mort du roi.

Se coulant dans l’ombre, il rebroussa chemin vers le quartier du port et son propre logis, et embrassa son isolement et sa solitude familière tels des amis lorsqu’il entra. Il passa une couverture de laine autour de ses épaules car le manque de nourriture et de sommeil l’avait transi, et il tranquillisa son cœur en lisant. Dans le cocon de la nuit, il laissa ses sens partir à la dérive. Enfin ses paupières se fermèrent, mais des images confuses le réveillèrent en sursaut. Bien du temps s’écoula avant qu’elles ne lâchent prise.

 

En s’éveillant, Huy vit que sa lampe s’était entièrement consumée et que les pâles rayons violacés de l’aube pénétraient par sa fenêtre. Ankylosé d’avoir passé la nuit sur une chaise, il se leva en se massant le cou. Il se sentait la tête lourde et l’esprit brumeux, mais après avoir pris un bain, s’être rasé et parfumé, avoir enfilé un pagne de lin propre et de nouvelles sandales en fibres de palmier, il se sentit plus dispos que depuis plusieurs jours.

Senséneb le reçut avec surprise et, pensa-t-il, avec plaisir, quoique, à en juger par ses traits tirés, elle avait aussi peu dormi que lui depuis leur dernière rencontre. Elle avait l’air vulnérable. Peut-être se demandait-elle où résidait son avenir. Il était temps qu’elle y songe. Elle n’aurait pu rester simplement la fille de son père, vivant à ses côtés pour toujours. Cette réflexion ne facilitait en rien ce que Huy avait à lui dire ; cependant il ne pouvait se dérober. Il n’y avait rien à gagner en taisant la vérité à ceux dont on souhaitait se faire des alliés, mais cette considération ne lui donna pas le courage d’en venir au fait directement.

C’était compter sans sa finesse de perception. Elle l’avait une fois appelé dans son cœur, maintenant elle lisait dans ses yeux sans difficulté.

« Tu as quelque chose d’important à me dire.

— Oui.

— Aussi, je me disais bien que tu n’étais pas venu t’enquérir de moi, dit-elle, détournant la tête.

— Aucun motif ne m’aurait paru meilleur.

— Néanmoins…

— Il y en a un autre, oui. Et qui va faire mal.

— Peu de chose pourrait me faire souffrir davantage que ce qui s’est déjà passé.

— Je crois savoir qui a tué Horaha.

— Ce n’est pas une mauvaise nouvelle. Parle.

— Kenamoun.

— Kenamoun ?

— L’exécuteur des basses œuvres de Horemheb. S’il assistait à l’Oblation à Hapy…

— Mais il se devait d’être là, en qualité de fonctionnaire à la cour. Le lien n’est-il pas trop flagrant ?

— Nous savons que la mort de Horaha devait être prise comme un avertissement.

— Bien que je ne puisse rien prouver, je suis sûre que mon père a été empoisonné, dit-elle pensivement. Si Kenamoun, ou tout autre à sa solde, a pu empoisonner les eaux sacrées du Fleuve dans la coupe…

— J’aimerais anéantir Kenamoun. Pour ce crime et pour d’autres.

— Laisse-moi t’aider. Tu penses, dis-tu, qu’il a tué mon père, et je te crois. Horaha n’a que moi pour le venger.

— Il sera difficile de mener Kenamoun à sa perte. » Ils étaient assis au jardin, à l’endroit même où il avait fait sa connaissance et celle de son père. Elle se leva et fit impatiemment les cent pas le long du bassin. Revenant vers Huy, elle lui dit : « Il y a Ay.

— Oui.

— L’as-tu vu ?

— Oui.

— Quel accord as-tu conclu avec lui ? »

Elle s’était rassise, toujours impatiente et crispée, ses longues jambes étendues devant elle comme l’eût fait un homme. Elle se pencha en avant, les bras sur les cuisses, et leva vers lui des yeux sombres et furieux.

« J’ai demandé un délai.

— Pourquoi ? »

Huy écarta les mains. Il lui en disait plus qu’il n’en avait eu l’intention, mais il ne pouvait s’en empêcher, las qu’il était de n’avoir personne en qui placer sa confiance. Il y avait bien Néhésy, mais il faisait partie du palais. Senséneb avait eu à pâtir des autorités et n’avait plus partie liée avec elles. La loi, la société ne la protégeraient plus, car elle les avait vues pour ce qu’elles étaient sous leur déguisement. De plus, elle aussi avait besoin de se fier à quelqu’un. Endurée dans l’isolement, la souffrance est intolérable, pensa Huy. Et pour y mettre fin, il faut de l’aide.

« J’ai demandé un délai parce que je veux prendre la mesure de Ay. Il a sur moi un avantage et cela me déplaît. Si, pour quelque raison, Horemheb a vent de ce que je sais ou de ce que je fais avant que Ay ne soit prêt, celui-ci me livrera sans remords. En se conciliant Horemheb, il pourra lui-même gagner du temps.

— Mais n’as-tu pas assez d’éléments contre Horemheb que tu puisses donner dès maintenant à Ay, afin qu’il les utilise pour précipiter la chute du général ?

— Je pense que si. Mais ces informations sont aussi mon sauf-conduit. Je sais que Ay est avide d’être roi. Je dois laisser sa faim grandir avant de l’assouvir. Alors, au lieu de m’avoir en son pouvoir, c’est lui qui sera entre mes mains. »

À sa grande surprise, il s’aperçut que Senséneb le contemplait avec dédain.

« Je vois, dit-elle d’un ton neutre.

— Que vois-tu ?

— Tu mènes ta barque en expert, Huy. La seule chose que je ne comprends pas, c’est pourquoi tu es si candide avec moi.

— Où veux-tu en venir ? »

Huy se rendit compte que, tout à l’explication de son plan, il s’y était terriblement mal pris.

« Quel sera la récompense que tu demanderas à Horemheb ? La tête de Kenamoun ?

— En échange de quoi ?

— De Ay. Ah ! dit-elle avec un rire amer. Je ne vengerai pas mon père au prix d’une autre trahison. »

Huy était trop fatigué pour se contenir. La fureur s’empara de lui. Il se leva, empoigna la jeune femme par les épaules et la secoua durement. Elle se dégagea et lui envoya un coup de poing dans la mâchoire. Il réagit impulsivement, sans réfléchir, et sentit son bras droit partir puis l’impact de sa paume sur la tête de Senséneb. Il remarqua brièvement la douceur de sa joue, la soie de ses cheveux. Perdant l’équilibre, elle tomba sur le divan. Avant qu’elle eût pu recouvrer ses esprits, il l’attrapa rudement par le bras, au-dessus du coude, et la mit debout en la tournant sauvagement vers lui.

« À quoi penses-tu ? La douleur t’a-t-elle fait perdre la raison ? Si je ne peux te convaincre que je ne suis pas mauvais, comprends au moins que je ne suis pas stupide. Crois-tu sérieusement que je dresserais ainsi un régent contre l’autre ? Ils feraient front pour m’écraser, puis recommenceraient à se combattre. Quant à Kenamoun, je prie les dieux bienveillants de le faire tomber entre mes mains, mais pas en vendant Ay à Horemheb ! »

Elle le foudroya du regard, la bouche pleine de défi, mais dans ses yeux, peu à peu, la réflexion remplaça la colère, et leurs deux corps se détendirent. Quand il la libéra, il fut atterré en voyant les vilaines marques violettes que ses doigts avaient imprimées sur son bras.

« Je croyais que tu savais lire dans mon cœur, dit-il.

— C’est ce que j’ai fait. Je n’ai pas pu croire ce que j’y ai vu.

— Tu n’as vu que ce que tu y as mis. Nous évoluons dans du venin de cobra ; il finit par s’insinuer en nous.

— Tu ne dédaignerais pas de t’en servir.

— Pour survivre, oui. Pour ma propre ambition, non. Non par sens moral, mais par sens pratique. Ce genre d’ambition génère ses propres chaînes, sa propre mort. »

Senséneb se redressa sur le divan et enroula ses jambes autour d’elle. Son corps était lisse et musclé comme celui d’une panthère. Sa robe de deuil toute blanche s’était plaquée contre elle pendant la lutte, et elle n’avait rien fait pour la rajuster. Peut-être n’en avait-elle même pas conscience.

« La reine doit partir d’ici avant qu’on ne la tue, dit Huy. Je ne pense pas qu’elle soit en danger avant l’enterrement du pharaon, mais je n’en courrai pas le risque. Pour Horemheb, elle constitue une menace jusqu’à ce qu’il ait un nouvel enfant. Ensuite, il voudra se débarrasser d’elle, car le fils ou la fille en droite ligne de Toutankhamon pourrait toujours lever des troupes contre lui. Et pour la même raison, Ay n’hésiterait pas à la faire tuer s’il lui était impossible de l’épouser. Mais il est son grand-père, et il existe un mince espoir qu’il puisse être amené à montrer de la clémence.

— Comment ?

— En le convainquant qu’elle n’est pas une menace. Il est plus subtil que Horemheb, et moins impitoyable. C’est un artiste, pas un savant. Il est moins prévisible, plus faible, plus malléable. Par-dessus tout, il est vain. Et tant que le général et le Maître des Écuries sont absorbés l’un par l’autre, il reste une chance que la reine puisse s’échapper. Voilà pourquoi je cherche à gagner du temps. »

Elle le fixait de ses yeux d’encre.

« Je ne sais pas pourquoi tu te confies à moi. Tu es trop intelligent pour te fier à quiconque. Pourquoi me dis-tu tout cela ? »

Huy était trop las des explications pour se justifier. Il ne pouvait lui dire que ses idées étaient seulement à demi formées, qu’à chaque minute elles risquaient de se disperser, qu’elles reposaient sur des suppositions et l’espoir d’heureuses coïncidences, qu’après tout il était un opportuniste inexpérimenté, plongé dans des eaux trop profondes et mû principalement par le désir de survivre. Certes, au milieu de tout cela, il y avait un désir de voir la reine saine et sauve, un désir de tuer Kenamoun, mais rien de bien net.

« Je te le dis parce que tu es la seule entre tous qui ne puisse pas l’utiliser contre moi. Ton père était désintéressé, il a montré son intégrité et il en est mort. Qui peut encore ajouter foi à tes propos, après ça ?

— Espèce de fils de Seth ! » lâcha Senséneb après l’avoir scruté quelques instants.

Huy éclata de rire.

« Allons, tu ne me crois tout de même pas !

— Mais ce que tu dis est si plausible !

— Oui. Mais le raisonnement l’est-il ?

— Venant de toi ? Honnêtement, je ne sais plus », avoua-t-elle en souriant.

Huy s’était assis sur la chaise, près du divan. Il se pencha pour verser le vin qu’Hapou avait placé là à son arrivée.

« N’est-ce pas un peu tôt pour cela ? objecta-t-elle en posant les pieds par terre et en se redressant.

— La journée d’hier a été longue. »

Il sirota la boisson et se carra contre son siège en observant la jeune femme. Elle secouait la tête pour chasser deux ou trois mèches de cheveux tombées sur son front. Il contempla son cou sculptural, les clavicules qui s’allongeaient entre ses épaules larges, puis il sentit qu’elle lui rendait son regard et détourna les yeux, troublé. Il s’était enfin détendu ; ici, dans ce jardin magnifique que Senséneb ne pourrait encore apprécier que peu de temps, il sentait que des murs suffisaient à repousser le reste du monde – au moins pour ce matin. Ses yeux revenaient irrésistiblement sur elle. Son expression était énigmatique, mais son cœur à nouveau lui parlait et ce message-là était clair. Il posa sa coupe, se leva et s’assit auprès d’elle, caressant du bout des doigts le bras où un bleu se formait déjà. Elle gardait les yeux baissés ; son souffle était tiède. Elle avança doucement la tête et effleura son nez avec le sien. Alors elle l’embrassa à pleine bouche, lèvres ouvertes, mais légères et rapides, se retirant aussitôt. Huy sentit dans ses narines son odeur, proche et délicieuse.

« Pas ici, dit-elle, se levant et l’attirant. Ma chambre est plus confortable. »

Ils se hâtèrent d’entrer dans la maison, l’estomac creusé par l’excitation. Tous deux avaient besoin d’enterrer dans l’amour la tension et la tristesse des derniers jours. La demeure était vide et Huy se demanda ce qu’étaient devenus les domestiques. Se pouvait-il qu’ils fussent déjà tous partis, excepté Hapou ? À nouveau elle capta sa pensée, alors qu’ils atteignaient la porte de sa chambre sur la véranda, et elle lui sourit.

« Je te désirais, aussi, dès que tu es arrivé, j’ai dit à Hapou de renvoyer tout le monde pour la journée. Je sais que cela peut sembler un peu fou, mais quand je fais l’amour, j’aime être seule avec mon amant. »

Le loquet ne céda pas tout de suite et elle ébranla la porte dans un accès d’impatience. À l’intérieur, la pièce était fraîche et blanche, le lit couvert de draps en toile douce. Sitôt la porte close, Senséneb devint la panthère qu’elle était au fond d’elle-même. Un simple mouvement, et la robe de deuil glissa par terre. Un autre, et elle entourait Huy de ses bras ; de ses mains habiles, pressantes, expertes, elle le défit de son pagne et étreignit l’Adorateur de Min. Il sentit ses lèvres dans son cou et tomba à la renverse tandis qu’elle l’enfourchait. Tous les gestes de Senséneb avaient une impatience violente et souple. Elle glissa vers le bas de son corps, sans jamais ôter de lui ses lèvres ni sa langue, jusqu’à ce que sa bouche le trouve, le prenne au plus profond, lui fasse de sa langue un coussin. Sa main, ferme et fraîche, caressait ses bourses, l’autre encerclait la racine de sa virilité. Il sentait son cœur chavirer, en partie à cause d’une impression d’irréalité due à l’épuisement, en partie à cause de ce qu’elle exigeait. Et, à sa propre surprise ravie, il lui répondait avec tout autant d’enthousiasme.

« Je te veux.

— Je te veux.

— Je t’aime.

— Je t’aime.

— Donne-toi à moi.

— Donne-toi à moi. »

Il se courba et trouva sous sa bouche l’entrée de la Grotte aux Doux Secrets, tandis que, de la langue, Senséneb caressait l’extrémité de son pénis. Satisfaits enfin par cette fusion des orifices supérieurs et inférieurs, ils se mirent face à face et Rénoutet les unit là où un homme et une femme ont leur centre.

Pendant toute une heure ils restèrent l’un en l’autre, et quand enfin ils cessèrent, ils se regardèrent au fond des yeux comme des animaux heureux mais prudents, et y lurent la confiance, mais aussi le danger et le mystère. Elle se retourna, lui présentant ses fesses vigoureuses, et, appuyée sur ses bras, le regarda par-dessus son épaule pour donner un nouvel ordre. Incapable de penser, il la saisit par les flancs, puis par les seins, si fort qu’elle étouffa un cri, et il se donna à elle, son ventre dur battant contre elle, si douce, tandis qu’elle se soulevait à sa rencontre.

Pourtant quand il se retira, ils n’en avaient pas fini l’un avec l’autre, bien que le passage d’une nouvelle heure rendît leur appétit moins vorace, plus raffiné. Ils prirent conscience des détails : des perles de sueur à goûter sur une épaule, d’âcres gouttelettes dans la toison entre leurs jambes. Leurs mains s’étreignaient telles des bouches qui ne trouvent pas la satiété ; ils s’embrassèrent à s’en meurtrir la langue. Chaque partie de leur corps, chaque courbe lisse, luisante, lubrifiée devint un empire de délice.

Enfin, endoloris, fourbus, rompus, brisés, ensommeillés, riants, contents, ils restèrent immobiles. Il remonta le drap car la transpiration se glaçait sur eux et ils se blottirent dans les bras de la nuit.

Ni l’un ni l’autre n’avait eu conscience un seul instant qu’une silhouette les observait, derrière la fenêtre.

 

Au même moment, un des Mézai Noirs balançait un coup de pied dans l’estomac de Néhésy. Sa paupière gauche était fendue, il y voyait à peine. Le sang emplissait sa bouche. Son cœur n’était plus qu’un nuage sombre que la douleur perçait sous forme d’une lumière brillante. Ç’avait été bien pire quand ils avaient enfoncé les aiguilles sous ses ongles.

« Tu es salement arrangé, mais du moins tu es vivant. On pourrait te remettre en état, te laisser partir et même te rendre ton emploi. »

La voix de Kenamoun, encore patiente, prenait une intonation tranchante. Cela faisait trois heures qu’ils avaient amené Néhésy ; pourtant, dans cette arrière-salle du palais de Horemheb, aux murs brunâtres plus éclaboussés de sang que si l’on avait égorgé un bœuf, le colosse refusait toujours de parler.

Couché sur le dos sur une lourde table en bois, immobilisé par des courroies, Néhésy entendait cette voix, mais elle lui semblait provenir d’au-delà des étoiles. Sa langue, qu’il avait violemment mordue pour tenter de dominer la douleur, puis involontairement, avait enflé dans sa bouche. Elle ne lui appartenait plus ; c’était une grosse chose, pendante et maladroite, une bête souffrante qui s’était logée en lui. Son ventre, couvert d’ecchymoses et de contusions, n’était plus que charpie. Loin au-dessous et sur les côtés, ses jambes et ses bras lui envoyaient sourdement des signaux de détresse. Il parvint à marmonner. Dans son oreille déchirée, la douleur produisait un grondement de tonnerre.

« Il est fini, dit nerveusement le sergent chargé de l’intendance.

— Mais non, dit Kenamoun. Il reste encore pas mal de vie là-dedans. »

Il approcha son visage tout contre celui du prisonnier, humant l’odeur de sueur et de sang avec volupté et dégoût, pensant combien plus il aurait savouré d’infliger cela à une femme. Mais il avait peur aussi. Quelqu’un en savait trop. Se débarrasser du médecin n’avait pas été suffisant.

Kenamoun recula et lança un coup d’œil sur ses assistants. Il surprit la peur sur le visage du sergent, et nota qu’à celui-ci non plus on ne pouvait se fier. Qu’il grandissait vite, le nombre de ceux qui, passé les premiers moments de zèle, n’avaient pas assez de sang-froid pour voir la chose jusqu’au bout ! Peut-être les seuls sur lesquels on pourrait compter, en définitive, se recruteraient-ils au sein de l’armée postée au loin, dans le Delta. Les deux autres tortionnaires étaient plus jeunes – des hommes de Bousiris, bien bâtis, larges d’épaules, avec des têtes bovines. Ils n’avaient pas montré de scrupules au cours de la séance. Au début, il avait même été nécessaire de modérer leur ardeur. À présent, ils s’enveloppaient les poings dans des lambeaux de lin pour protéger leurs paumes des fouets qu’ils se préparaient à utiliser.

Néhésy était énorme. Sa masse était accrue sous l’enflure des coups qu’il avait reçus. Pensant aux femmes, Kenamoun sentit de nouveau l’écœurement et l’excitation contracter chaque muscle de son corps.

« Pas le fouet », dit-il.

Il leur montra lui-même ce qu’il fallait faire. Calant son pied sous l’aisselle droite de Néhésy, il tira lentement le poignet jusqu’au moment où le bras se désarticula de l’épaule.

« Si tu peux hurler, tu peux parler ! » cracha-t-il à Néhésy, mais le géant s’était évanoui.

Les assistants déversèrent un seau d’eau sur lui. Le sergent quitta brusquement la pièce. Le chef de la police, lui, resta de marbre.

« Vas-tu nous dire qui est au courant ? » lança-t-il au prisonnier.

Celui-ci ne répondit pas, mais une lueur passa dans son œil. Alors Kenamoun vit ses lèvres s’entrouvrir, sachant déjà que rien n’en sortirait – non parce que cet homme ne pouvait pas parler, mais parce qu’il n’était pas encore brisé.

Soupirant, Kenamoun prit un petit instrument sur la table devant lui : deux plaquettes de bois réunies par un mince fil de métal et un bâton. Il suffisait de resserrer le fil autour d’un membre en faisant tourner le bâton pour faire jaillir le sang et la chair.

« Sauve ta peau, insista doucement Kenamoun. La bravoure n’a jamais eu d’importance, n’a jamais rien changé. Pourquoi t’infliger à toi-même toute cette souffrance ? »

Néhésy parla enfin, en concentrant son regard sur son bourreau.

« Puisse Seth te chier dans la bouche ! » Kenamoun cilla. Et si réellement l’homme ne savait rien ? Mais non, cela ne pouvait être. C’était un chasseur expérimenté, il avait accompagné le roi lors de la dernière expédition. Il avait forcément conçu des soupçons. Le chef de la police jura intérieurement. Ils avaient été trop confiants, trop arrogants.

« Pour l’instant, on n’en tirera plus rien, dit-il. Laissons-le réfléchir une heure. Montre un peu de bon sens, alors, ajouta-t-il à l’adresse de Néhésy. Sinon on s’attaquera au reste de ta personne. Penses-y.

— On le nettoie ? » demanda une des brutes alors qu’il s’apprêtait à partir.

Encore une marque de pusillanimité ?

« Non. »

La cité des morts
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